Germinal: Partie 7, chapitre 5 lyrics

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Émile Zola


En bas du puits, les misérables abandonnés hurlaient de terreur. Maintenant, ils avaient de l’eau jusqu’au ventre. Le bruit du torrent les étourdissait, les dernières chutes du cuvelage leur faisaient croire à un craquement suprême du monde ; et ce qui achevait de les affoler, c’étaient les hennissements des chevaux enfermés dans l’écurie, un cri de mort, terrible, inoubliable, d’animal qu’on égorge.
Mouque avait lâché Bataille. Le vieux cheval était là, tremblant, l’œil dilaté et fixe sur cette eau qui montait toujours. Rapidement, la salle de l’accrochage s’emplissait, on voyait grandir la crue verdâtre, à la lueur rouge des trois lampes, brûlant encore sous la voûte. Et, brusquement, quand il sentit cette glace lui tremper le poil, il partit des quatre fers, dans un galop furieux, il s’engouffra et se perdit au fond d’une des galeries de roulage.
Alors, ce fut un sauve-qui-peut, les hommes suivirent cette bête.
- Plus rien à foutre ici ! criait Mouque. Faut voir par Réquillart.
Cette idée qu’ils pourraient sortir par la vieille fosse voisine, s’ils y arrivaient avant que le passage fût coupé, les emportait maintenant. Les vingt se bousculaient à la file, tenant leurs lampes en l’air, pour que l’eau ne les éteignît pas. Heureusement, la galerie s’élevait d’une pente insensible, ils allèrent pendant deux cents mètres, luttant contre le flot, sans être gagnés davantage. Des croyances endormies se réveillaient dans ces âmes éperdues, ils invoquaient la terre, c’était la terre qui se vengeait, qui lâchait ainsi le sang de la veine, parce qu’on lui avait tranché une artère. Un vieux bégayait des prières oubliées en priant ses pouces en dehors, pour apaiser les mauvais esprits de la mine.
Mais, au premier carrefour, un désaccord éclata. Le palefrenier voulait passer à gauche, d’autres juraient qu’on raccourcirait, si l’on prenait à droite. Une minute fut perdue.
- Eh ! laissez-y la peau, qu’est-ce que ça me fiche ! s’écria brutalement Chaval. Moi, je file par là.
Il prit la droite, deux camarades le suivirent. Les autres continuèrent à galoper derrière le père Mouque, qui avait grandi au fond de Réquillart. Pourtant, il hésitait lui-même, ne savait par où tourner. Les têtes s’égaraient, les anciens ne reconnaissaient plus les voies, dont l’écheveau s’était comme embrouillé devant eux. À chaque bifurcation, une incertitude les arrêtait court, et il fallait se décider pourtant.
Étienne courait le dernier, retenu par Catherine, que paralysaient la fatigue et la peur. Lui, aurait filé à droite, avec Chaval, car il le croyait dans la bonne route ; mais il l’avait lâché, quitte à rester au fond. D’ailleurs, la débandade continuait, des camarades avaient encore tiré de leur côté, ils n’étaient plus que sept derrière le vieux Mouque.
- Pends-toi à mon cou, je te porterai, dit Étienne à la jeune fille, en la voyant faiblir.
- Non, laisse, murmura-t-elle, je ne peux plus, j’aime mieux mourir tout de suite.
Ils s’attardaient, de cinquante mètres en arrière, et il la soulevait malgré sa résistance, lorsque la galerie brusquement se boucha : un bloc énorme qui s’effondrait et les séparait des autres. L’inondation détrempait déjà les roches, des éboulements se produisaient de tous côtés. Ils durent revenir sur leurs pas. Puis, ils ne surent plus dans quel sens ils marchaient. C’était fini, il fallait abandonner l’idée de remonter par Réquillart. Leur unique espoir était de gagner les tailles supérieures, où l’on viendrait peut-être les délivrer, si les eaux baissaient.
Étienne reconnut enfin la veine Guillaume.
- Bon ! dit-il, je sais où nous sommes. Nom de Dieu ! nous étions dans le vrai chemin ; mais va te faire fiche, maintenant !… Écoute, allons tout droit, nous grimperons par la cheminée.
Le flot battait leur poitrine, ils marchaient très lentement. Tant qu’ils auraient de la lumière, ils ne désespéreraient pas ; et ils soufflèrent l’une des lampes, pour en économiser l’huile, avec la pensée de la vider dans l’autre. Ils atteignaient la cheminée, lorsqu’un bruit, derrière eux, les fit se tourner. Étaient-ce donc les camarades, barrés à leur tour, qui revenaient ? Un souffle ronflait au loin, ils ne s’expliquaient pas cette tempête qui se rapprochait, dans un éclaboussement d’éc*me. Et ils crièrent, quand ils virent une masse géante, blanchâtre, sortir de l’ombre et lutter pour les rejoindre, entre les boisages trop étroits, où elle s’écrasait.
C’était Bataille. En partant de l’accrochage, il avait galopé le long des galeries noires, éperdûment. Il semblait connaître son chemin, dans cette ville souterraine, qu’il habitait depuis onze années ; et ses yeux voyaient clair, au fond de l’éternelle nuit où il avait vécu. Il galopait, il galopait, pliant la tête, ramassant les pieds, filant par ces boyaux minces de la terre, emplis de son grand corps. Les rues se succédaient, les carrefours ouvraient leur fourche, sans qu’il hésitât. Où allait-il ? là-bas peut-être, à cette vision de sa jeunesse, au moulin où il était né, sur le bord de la Scarpe, au souvenir confus du soleil, brûlant en l’air comme une grosse lampe. Il voulait vivre, sa mémoire de bête s’éveillait, l’envie de respirer encore de l’air des plaines le poussait droit devant lui, jusqu’à ce qu’il eût découvert le trou, la sortie sous le ciel chaud, dans la lumière. Et une révolte emportait sa résignation ancienne, cette fosse l’assassinait, après l’avoir aveuglé. L’eau, qui le poursuivait, le fouettait aux cuisses, le mordait à la croupe. Mais à mesure qu’il s’enfonçait, les galeries devenaient plus étroites, abaissant le toit, renflant le mur. Il galopait quand même, il s’écorchait, laissait aux boisages des lambeaux de ses membres. De toutes parts, la mine semblait se resserrer sur lui, pour le prendre et l’étouffer.
Alors, Étienne et Catherine, comme il arrivait près d’eux, l’aperçurent qui s’étranglait entre les roches. Il avait buté, il s’était cassé les deux jambes de devant. D’un dernier effort, il se traîna quelques mètres ; mais ses flancs ne passaient plus, il restait enveloppé, garrotté par la terre. Et sa tête saignante s’allongea, chercha encore une fente, de ses gros yeux troubles. L’eau le recouvrait rapidement, il se mit à hennir, du râle prolongé, atroce, dont les autres chevaux étaient morts déjà, dans l’écurie. Ce fut une agonie effroyable, cette vieille bête, fracassée, immobilisée, se débattant à cette profondeur, loin du jour. Son cri de détresse ne cessait pas, le flot noyait sa crinière, qu’il le poussait plus rauque, de sa bouche tendue et grande ouverte. Il y eut un dernier ronflement, le bruit sourd d’un tonneau qui s’emplit. Puis un grand silence tomba.
- Ah ! mon Dieu ! emmène-moi, sanglotait Catherine. Ah ! mon Dieu ! j’ai peur, je ne veux pas mourir… Emmène-moi ! emmène-moi !
Elle avait vu la mort. Le puits écroulé, la fosse inondée, rien ne lui avait soufflé à la face cette épouvante, cette clameur de Bataille agonisant. Et elle l’entendait toujours, ses oreilles en bourdonnaient, toute sa chair en frissonnait.
- Emmène-moi ! emmène-moi !
Étienne l’avait saisie et l’emportait. D’ailleurs, il était grand temps, ils montèrent dans la cheminée, trempés jusqu’aux épaules. Lui, devait l’aider, car elle n’avait plus la force de s’accrocher aux bois. À trois reprises, il crut qu’elle lui échappait, quelle retombait dans la mer profonde, dont la marée grondait derrière eux. Cependant, ils purent respirer quelques minutes, quand ils eurent rencontré la première voie, libre encore. L’eau reparut, il fallut se hisser de nouveau. Et, durant des heures, cette montée continua, la crue les chassait de voie en voie, les obligeait à s’élever toujours. Dans la sixième, un répit les enfiévra d’espoir, il leur semblait que le niveau demeurait stationnaire. Mais une hausse plus forte se déclara, ils durent grimper à la septième, puis à la huitième. Une seule restait, et quand ils y furent, ils regardèrent anxieusement chaque centimètre que l’eau gagnait. Si elle ne s’arrêtait pas, ils allaient donc mourir, comme le vieux cheval, écrasés contre le toit, la gorge emplie par le flot ?
Des éboulements retentissaient à chaque instant. La mine entière était ébranlée, d’entrailles trop grêles, éclatant de la coulée énorme qui la gorgeait. Au bout des galeries, l’air refoulé s’amassait, se comprimait, partait en explosions formidables, parmi les roches fendues et les terrains bouleversés. C’était le terrifiant vacarme des cataclysmes intérieurs, un coin de la bataille ancienne, lorsque les déluges retournaient la terre, en abîmant les montagnes sous les plaines.
Et Catherine, secouée, étourdie de cet effondrement continu, joignait les mains, bégayait les mêmes mots, sans relâche :
- Je ne veux pas mourir… Je ne veux pas mourir…
Pour la rassurer, Étienne jurait que l’eau ne bougeait plus. Leur fuite durait bien depuis six heures, on allait descendre à leur secours. Et il disait six heures sans savoir, la notion exacte du temps leur échappait. En réalité, un jour entier s’était écoulé déjà, dans leur montée au travers de la veine Guillaume.
Mouillés, grelottants, ils s’installèrent. Elle se déshabilla sans honte, pour tordre ses vêtements ; puis, elle remit la culotte et la veste, qui achevèrent de sécher sur elle. Comme elle était pieds nus, lui, qui avait ses sabots, la força à les prendre. Ils pouvaient patienter maintenant, ils avaient baissé la mèche de la lampe, ne gardant qu’une lueur faible de veilleuse. Mais des crampes leur déchirèrent l’estomac, tous deux s’aperçurent qu’ils mouraient de faim. Jusque-là, ils ne s’étaient pas sentis vivre. Au moment de la catastrophe, ils n’avaient point déjeuné, et ils venaient de retrouver leurs tartines, gonflées par l’eau, changées en soupe. Elle dut se fâcher pour qu’il voulût bien accepter sa part. Dès qu’elle eut mangé, elle s’endormit de lassitude, sur la terre froide. Lui, brûlé d’insomnie, la veillait, le front entre les mains, les yeux fixes.
Combien d’heures s’écoulèrent ainsi ? Il n’aurait pu le dire. Ce qu’il savait, c’était que devant lui, par le trou de la cheminée, il avait vu reparaître le flot noir et mouvant, la bête dont le dos s’enflait sans cesse pour les atteindre. D’abord, il n’y eut qu’une ligne mince, un serpent souple qui s’allongea ; puis, cela s’élargit en une échine grouillante, rampante ; et bientôt ils furent rejoints, les pieds de la jeune fille endormie trempèrent. Anxieux, il hésitait à la réveiller. N’était-ce pas cruel de la tirer de ce repos, de l’ignorance anéantie qui la berçait peut-être dans un rêve de grand air et de vie au soleil ? Par où fuir, d’ailleurs ? Et il cherchait, et il se rappela que le plan incliné, établi dans cette partie de la veine, communiquait, bout à bout, avec le plan qui desservait l’accrochage supérieur. C’était une issue. Il la laissa dormir encore, le plus longtemps qu’il fut possible, regardant le flot gagner, attendant qu’il les chassât. Enfin, il la souleva doucement, et elle eut un grand frisson.
- Ah ! mon Dieu ! c’est vrai !… Ça recommence, mon Dieu !
Elle se souvenait, elle criait, de retrouver la mort prochaine.
- Non, calme-toi, murmura-t-il. On peut passer, je te jure.
Pour se rendre au plan incliné, ils durent marcher ployés en deux, de nouveau mouillés jusqu’aux épaules. Et la montée recommença, plus dangereuse, par ce trou boisé entièrement, long d’une centaine de mètres. D’abord, ils voulurent tirer le câble, afin de fixer en bas l’un des chariots ; car si l’autre était descendu, pendant leur ascension, il les aurait broyés. Mais rien ne bougea, un obstacle faussait le mécanisme. Ils se risquèrent, n’osant se servir de ce câble qui les gênait, s’arrachant les ongles contre les charpentes lisses. Lui, venait le dernier, la retenait du crâne, quand elle glissait, les mains sanglantes. Brusquement, ils se cognèrent contre des éclats de poutre, qui barraient le plan. Des terres avaient coulé, un éboulement empêchait d’aller plus haut. Par bonheur, une porte s’ouvrait là, et ils débouchèrent dans une voie.
Devant eux, la lueur d’une lampe les stupéfia. Un homme leur criait rageusement :
- Encore des malins aussi bêtes que moi !
Ils reconnurent Chaval, qui se trouvait bloqué par l’éboulement, dont les terres comblaient le plan incliné ; et les deux camarades, partis avec lui, étaient même restés en chemin, la tête fendue. Lui, blessé au coude, avait eu le courage de retourner sur les genoux prendre leurs lampes et les fouiller, pour voler leurs tartines. Comme il s’échappait, un dernier effondrement, derrière son dos, avait bouché la galerie.
Tout de suite, il se jura de ne point partager ses provisions avec ces gens qui sortaient de terre. Il les aurait assommés. Puis, il les reconnut à son tour, et sa colère tomba, il se mit à rire de joie mauvaise.
- Ah ! c’est toi, Catherine ! Tu t’es cassé le nez, et tu as voulu rejoindre ton homme. Bon ! bon ! nous allons la danser ensemble.
Il affectait de ne pas voir Étienne. Ce dernier, bouleversé de la rencontre, avait eu un geste pour protéger la herscheuse, qui se serrait contre lui. Pourtant, il fallait bien accepter la situation. Il demanda simplement au camarade, comme s’ils s’étaient quittés bons amis, une heure plus tôt :
- As-tu regardé au fond ? On ne peut donc passer par les tailles ?
Chaval ricanait toujours.
- Ah ! ouiche ! par les tailles ! Elles se sont éboulées aussi, nous sommes entre deux murs, une vraie souricière… Mais tu peux t’en retourner par le plan, si tu es un bon plongeur.
En effet, l’eau montait, on l’entendait clapoter. La retraite se trouvait coupée déjà. Et il avait raison, c’était une souricière, un bout de galerie que des affaissements considérables obstruaient en arrière et en avant. Pas une issue, tous trois étaient murés.
- Alors, tu restes ? ajouta Chaval goguenard. Va, c’est ce que tu feras de mieux, et si tu me fiches la paix, moi je ne te parlerai seulement pas. Il y a encore ici de la place pour deux hommes… Nous verrons bientôt lequel crèvera le premier, à moins qu’on ne vienne, ce qui me semble difficile.
Le jeune homme reprit :
- Si nous tapions, on nous entendrait peut-être.
- J’en suis las, de taper… Tiens ! essaie toi-même avec cette pierre.
Étienne ramassa le morceau de grès, que l’autre avait émietté déjà, et il battit contre la veine, au fond, le rappel des mineurs, le roulement prolongé, dont les ouvriers en péril signalent leur présence. Puis, il colla son oreille, pour écouter. À vingt reprises, il s’entêta. Aucun bruit ne répondait.
Pendant ce temps, Chaval affecta de faire froidement son petit ménage. D’abord, il rangea ses trois lampes contre le mur : une seule brûlait, les autres serviraient plus tard. Ensuite, il posa sur une pièce du boisage les deux tartines qu’il avait encore. C’était le buffet, il irait bien deux jours avec ça, s’il était raisonnable. Il se tourna, en disant :
- Tu sais, Catherine, il y en aura la moitié pour toi, quand tu auras trop faim.
La jeune fille se taisait. Cela comblait son malheur, de se retrouver entre ces deux hommes.
Et l’affreuse vie commença. Ni Chaval ni Étienne n’ouvraient la bouche, assis par terre, à quelques pas. Sur la remarque du premier, le second éteignit sa lampe, un luxe de lumière inutile ; puis, ils retombèrent dans leur silence. Catherine s’était couchée près du jeune homme, inquiète des regards que son ancien galant lui jetait. Les heures s’écoulaient, on entendait le petit murmure de l’eau montant sans cesse ; tandis que, de temps à autre, des secousses profondes, des retentissements lointains annonçaient les derniers tassements de la mine. Quand la lampe se vida et qu’il fallut en ouvrir une autre, pour l’allumer, la peur du grisou les agita un instant ; mais ils aimaient mieux sauter tout de suite, que de durer dans les ténèbres ; et rien ne sauta, il n’y avait pas de grisou. Ils s’étaient allongés de nouveau, les heures se remirent à couler.
Un bruit émotionna Étienne et Catherine, qui levèrent la tête. Chaval se décidait à manger : il avait coupé la moitié d’une tartine, il mâchait longuement, pour ne pas être tenté d’avaler tout. Eux, que la faim torturait, le regardèrent.
- Vrai, tu refuses ? dit-il à la herscheuse, de son air provoquant. Tu as tort.
Elle avait baissé les yeux, craignant de céder, l’estomac déchiré d’une telle crampe, que des larmes gonflaient ses paupières. Mais elle comprenait ce qu’il demandait ; déjà, le matin, il lui avait soufflé sur le cou ; il était repris d’une de ses anciennes fureurs de désir, en la voyant près de l’autre. Les regards dont il l’appelait avaient une flamme qu’elle connaissait bien, la flamme de ses crises jalouses, quand il tombait sur elle à coups de poing, en l’accusant d’abominations avec le logeur de sa mère. Et elle ne voulait pas, elle tremblait, en retournant à lui, de jeter ces deux hommes l’un sur l’autre, dans cette cave étroite où ils agonisaient. Mon Dieu ! est-ce qu’on ne pouvait finir en bonne amitié !
Étienne serait mort d’inanition, plutôt que de mendier à Chaval une bouchée de pain. Le silence s’alourdissait, une éternité encore parut se prolonger, avec la lenteur des minutes monotones, qui passaient une à une, sans espoir. Il y avait un jour qu’ils étaient enfermés ensemble. La deuxième lampe pâlissait, ils allumèrent la troisième.
Chaval entama son autre tartine, et il grogna :
- Viens donc, bête !
Catherine eut un frisson. Pour la laisser libre, Étienne s’était détourné. Puis, comme elle ne bougeait pas, il lui dit à voix basse :
- Va, mon enfant.
Les larmes qu’elle étouffait ruisselèrent alors. Elle pleurait longuement, ne trouvant même pas la force de se lever, ne sachant plus si elle avait faim, souffrant d’une douleur qui la tenait dans tout le corps. Lui, s’était mis debout, allait et venait, battait vainement le rappel des mineurs, enragé de ce reste de vie qu’on l’obligeait à vivre là, collé au rival qu’il exécrait. Pas même assez de place pour crever loin l’un de l’autre ! Dès qu’il avait fait dix pas, il devait revenir et se cogner contre cet homme. Et elle, la triste fille, qu’ils se disputaient jusque dans la terre ! Elle serait au dernier vivant, cet homme la lui volerait encore, si lui partait le premier. Ça n’en finissait pas, les heures suivaient les heures, la révoltante promiscuité s’aggravait, avec l’empoisonnement des haleines, l’ordure des besoins satisfaits en commun. Deux fois, il se rua sur les roches, comme pour les ouvrir à coups de poing.
Une nouvelle journée s’achevait, et Chaval s’était assis près de Catherine, partageant avec elle sa dernière moitié de tartine. Elle mâchait les bouchées péniblement, il les lui faisait payer chacune d’une caresse, dans son entêtement de jaloux qui ne voulait pas mourir sans la ravoir, devant l’autre. Épuisée, elle s’abandonnait. Mais, lorsqu’il tâcha de la prendre, elle se plaignit.
- Oh ! laisse, tu me casses les os.
Étienne, frémissant, avait posé son front contre les bois, pour ne pas voir. Il revint d’un bond, affolé.
- Laisse-la, nom de Dieu !
- Est-ce que ça te regarde ? dit Chaval. C’est ma femme, elle est à moi peut-être !
Et il la reprit, et il la serra, par bravade, lui écrasant sur la bouche ses moustaches rouges, continuant :
- Fiche-nous la paix, hein ! Fais-nous le plaisir de voir là-bas si nous y sommes.
Mais Étienne, les lèvres blanches, criait :
- Si tu ne la lâches pas, je t’étrangle !
Vivement, l’autre se mit debout, car il avait compris, au sifflement de la voix, que le camarade allait en finir. La mort leur semblait trop lente, il fallait que, tout de suite, l’un des deux cédât la place. C’était l’ancienne bataille qui recommençait, dans la terre où ils dormiraient bientôt côte à côte ; et ils avaient si peu d’espace, qu’ils ne pouvaient brandir leurs poings sans les écorcher.
- Méfie-toi, gronda Chaval. Cette fois, je te mange.
Étienne, à ce moment, devint fou. Ses yeux se noyèrent d’une vapeur rouge, sa gorge s’était congestionnée d’un flot de sang. Le besoin de tuer le prenait, irrésistible, un besoin physique, l’excitation sanguine d’une muqueuse qui détermine un violent accès de toux. Cela monta, éclata en dehors de sa volonté, sous la poussée de la lésion héréditaire. Il avait empoigné, dans le mur, une feuille de schiste, et il l’ébranlait, et il l’arrachait, très large, très lourde. Puis, à deux mains, avec une force décuplée, il l’abattit sur le crâne de Chaval.
Celui-ci n’eut pas le temps de sauter en arrière. Il tomba, la face broyée, le crâne fendu. La cervelle avait éclaboussé le toit de la galerie, un jet pourpre coulait de la plaie, pareil au jet continu d’une source. Tout de suite, il y eut une mare, où l’étoile fumeuse de la lampe se refléta. L’ombre envahissait ce caveau muré, le corps semblait, par terre, la bosse noire d’un tas d’escaillage.
Et, penché, l’œil élargi, Étienne le regardait. C’était donc fait, il avait tué. Confusément, toutes ses luttes lui revenaient à la mémoire, cet inutile combat contre le poison qui dormait dans ses muscles, l’alcool lentement acc*mulé de sa race. Pourtant, il n’était ivre que de faim, l’ivresse lointaine des parents avait suffi. Ses cheveux se dressaient devant l’horreur de ce meurtre, et malgré la révolte de son éducation, une allégresse faisait battre son cœur, la joie animale d’un appétit enfin satisfait. Il eut ensuite un orgueil, l’orgueil du plus fort. Le petit soldat lui était apparu, la gorge trouée d’un couteau, tué par un enfant. Lui aussi, avait tué.
Mais Catherine, toute droite, poussait un grand cri.
- Mon Dieu ! il est mort !
- Tu le regrettes ? demanda Étienne farouche.
Elle suffoquait, elle balbutiait. Puis, chancelante, elle se jeta dans ses bras.
- Ah ! tue-moi aussi, ah ! mourons tous les deux !
D’une étreinte, elle s’attachait à ses épaules, et il l’étreignait également, et ils espérèrent qu’ils allaient mourir. Mais la mort n’avait pas de hâte, ils dénouèrent leurs bras. Puis, tandis qu’elle se cachait les yeux, il traîna le misérable, il le jeta dans le plan incliné, pour l’ôter de l’espace étroit où il fallait vivre encore. La vie n’aurait plus été possible, avec ce cadavre sous les pieds. Et ils s’épouvantèrent, lorsqu’ils l’entendirent plonger, au milieu d’un redressement d’éc*me. L’eau avait donc empli déjà ce trou ? Ils l’aperçurent, elle déborda dans la galerie.
Alors, ce fut une lutte nouvelle. Ils avaient allumé la dernière lampe, elle s’épuisait en éclairant la crue, dont la hausse régulière, entêtée, ne s’arrêtait pas. Ils eurent d’abord de l’eau aux chevilles, puis elle leur mouilla les genoux. La voie montait, ils se réfugièrent au fond, ce qui leur donna un répit de quelques heures. Mais le flot les rattrapa, ils baignèrent jusqu’à la ceinture. Debout, acculés, l’échine collée contre la roche, ils la regardaient croître, toujours, toujours. Quand elle atteindrait leur bouche, ce serait fini. La lampe, qu’ils avaient accrochée, jaunissait la houle rapide des petites ondes ; elle pâlit, ils ne distinguèrent plus qu’un demi-cercle diminuant sans cesse, comme mangé par l’ombre qui semblait grandir avec le flux ; et, brusquement, l’ombre les enveloppa, la lampe venait de s’éteindre, après avoir craché sa dernière goutte d’huile. C’était la nuit complète, absolue, cette nuit de la terre qu’ils dormiraient, sans jamais rouvrir leurs yeux à la clarté du soleil.
- Nom de Dieu ! jura sourdement Étienne.
Catherine, comme si elle eût senti les ténèbres la saisir, s’était abritée contre lui. Elle répéta le mot des mineurs, à voix basse :
- La mort souffle la lampe.
Pourtant, devant cette menace, leur instinct luttait, une fièvre de vivre les ranima. Lui, violemment, se mit à creuser le schiste avec le crochet de la lampe, tandis qu’elle l’aidait de ses ongles. Ils pratiquèrent une sorte de banc élevé, et lorsqu’ils s’y furent hissés, tous les deux, ils se trouvèrent assis, les jambes pendantes, le dos ployé, car la voûte les forçait à baisser la tête. L’eau ne glaçait plus que leurs talons ; mais ils ne tardèrent pas à en sentir le froid leur couper les chevilles, les mollets, les genoux, dans un mouvement invincible et sans trêve. Le banc, mal aplani, se trempait d’une humidité si gluante, qu’ils devaient se tenir fortement pour ne pas glisser. C’était la fin, combien attendraient-ils, réduits à cette niche, où ils n’osaient risquer un geste, exténués, affamés, n’ayant plus ni pain ni lumière ? Et ils souffraient surtout des ténèbres, qui les empêchaient de voir venir la mort. Un grand silence régnait, la mine gorgée d’eau ne bougeait plus. Ils n’avaient maintenant, sous eux, que la sensation de cette mer, enflant, du fond des galeries, sa marée muette.
Les heures se succédaient, toutes également noires, sans qu’ils pussent en mesurer la durée exacte, de plus en plus égarés dans le calcul du temps. Leurs tortures, qui auraient dû allonger les minutes, les emportaient, rapides. Ils croyaient n’être enfermés que depuis deux jours et une nuit, lorsqu’en réalité la troisième journée déjà se terminait. Toute espérance de secours s’en était allée, personne ne les savait là, personne n’avait le pouvoir d’y descendre, et la faim les achèverait, si l’inondation leur faisait grâce. Une dernière fois, ils avaient eu la pensée de battre le rappel ; mais la pierre était restée sous l’eau. D’ailleurs, qui les entendrait ?
Catherine, résignée, avait appuyé contre la veine sa tête endolorie, lorsqu’un tressaillement la redressa.
- Écoute ! dit-elle.
D’abord, Étienne crut qu’elle parlait du petit bruit de l’eau montant toujours. Il mentit, il voulut la tranquilliser.
- C’est moi que tu entends, je remue les jambes.
- Non, non, pas ça… Là-bas, écoute !
Et elle collait son oreille au charbon. Il comprit, il fit comme elle. Une attente de quelques secondes les étouffa. Puis, très lointains, très faibles, ils entendirent trois coups, largement espacés. Mais ils doutaient encore, leurs oreilles sonnaient, c’étaient peut-être des craquements dans la couche. Et ils ne savaient avec quoi frapper pour répondre.
Étienne eut une idée.
- Tu as les sabots. Sors les pieds, tape avec les talons.
Elle tapa, elle battit le rappel des mineurs ; et ils écoutèrent, et ils distinguèrent de nouveau les trois coups, au loin. Vingt fois ils recommencèrent, vingt fois les coups répondirent. Ils pleuraient, ils s’embrassaient, au risque de perdre l’équilibre. Enfin, les camarades étaient là, ils arrivaient. C’était un débordement de joie et d’amour qui emportait les tourments de l’attente, la rage des appels longtemps inutiles, comme si les sauveurs n’avaient eu qu’à fendre la roche du doigt, pour les délivrer.
- Hein ! criait-elle gaiement, est-ce une chance que j’aie appuyé la tête !
- Oh ! tu as une oreille ! disait-il à son tour. Moi, je n’entendais rien.
Dès ce moment, ils se relayèrent, toujours l’un d’eux écoutait, prêt à correspondre, au moindre signal. Ils saisirent bientôt des coups de rivelaine : on commençait les travaux d’approche, on ouvrait une galerie. Pas un bruit ne leur échappait. Mais leur joie tomba. Ils avaient beau rire, pour se tromper l’un l’autre, le désespoir les reprenait peu à peu. D’abord, ils s’étaient répandus en explications : on arrivait évidemment par Réquillart, la galerie descendait dans la couche, peut-être en ouvrait-on plusieurs, car il y avait trois hommes à l’abattage. Puis, ils parlèrent moins, ils finirent par se taire, quand ils en vinrent à calculer la masse énorme qui les séparait des camarades. Muets, ils continuaient leurs réflexions, ils comptaient les journées et les journées qu’un ouvrier mettrait à percer un tel bloc. Jamais on ne les rejoindrait assez tôt, ils seraient morts vingt fois. Et, mornes, n’osant plus échanger une parole dans ce redoublement d’angoisse, ils répondaient aux appels d’un roulement de sabots, sans espoir, en ne gardant que le besoin machinal de dire aux autres qu’ils vivaient encore
Un jour, deux jours se passèrent. Ils étaient au fond depuis six jours. L’eau, arrêtée à leurs genoux, ne montait ni ne descendait ; et leurs jambes semblaient fondre, dans ce bain de glace. Pendant une heure, ils pouvaient bien les retirer ; mais la position devenait alors si incommode, qu’ils étaient tordus de crampes atroces et qu’ils devaient laisser retomber les talons. Toutes les dix minutes, ils se remontaient d’un coup de reins, sur la roche glissante. Les cassures du charbon leur défonçaient l’échine, ils éprouvaient à la nuque une douleur fixe et intense, d’avoir à la tenir ployée constamment, pour ne pas se briser le crâne. Et l’étouffement croissait, l’air refoulé par l’eau se comprimait dans l’espèce de cloche où ils se trouvaient enfermés. Leur voix, assourdie, paraissait venir de très loin. Des bourdonnements d’oreilles se déclarèrent, ils entendaient les volées d’un tocsin furieux, le galop d’un troupeau sous une averse de grêle, interminable.
D’abord, Catherine souffrit horriblement de la faim. Elle portait à sa gorge ses pauvres mains crispées, elle avait de grands souffles creux, une plainte continue, déchirante, comme si une tenaille lui eût arraché l’estomac. Étienne, étranglé par la même torture, tâtonnait fiévreusement dans l’obscurité, lorsque, près de lui, ses doigts rencontrèrent une pièce du boisage, à moitié pourrie, que ses ongles émiettaient. Et il en donna une poignée à la herscheuse, qui l’engloutit goulûment. Durant deux journées, ils vécurent de ce bois vermoulu, ils le dévorèrent tout entier, désespérés de l’avoir fini, s’écorchant à vouloir entamer les autres, solides encore, et dont les fibres résistaient. Leur supplice augmenta, ils s’enrageaient de ne pouvoir mâcher la toile de leurs vêtements. Une ceinture de cuir qui le serrait à la taille les soulagea un peu. Il en coupa de petits morceaux avec les dents, et elle les broyait, s’acharnait à les avaler. Cela occupait leurs mâchoires, leur donnait l’illusion qu’ils mangeaient. Puis, quand la ceinture fut achevée, ils se remirent à la toile, la suçant pendant des heures.
Mais, bientôt, ces crises violentes se calmèrent, la faim ne fut plus qu’une douleur profonde, sourde, l’évanouissement même, lent et progressif, de leurs forces. Sans doute, ils auraient succombé, s’ils n’avaient pas eu de l’eau, tant qu’ils en voulaient. Ils se baissaient simplement, buvaient dans le creux de leur main ; et cela à vingt reprises, brûlés d’une telle soif, que toute cette eau ne pouvait l’étancher.
Le septième jour, Catherine se penchait pou boire, lorsqu’elle heurta de la main un corps flottant devant elle.
- Dis donc, regarde… Qu’est-ce que c’est ?
Étienne tâta dans les ténèbres.
- Je ne comprends pas, on dirait la couverture d’une porte d’aérage.
Elle but, mais comme elle puisait une seconde gorgée, le corps revint battre sa main. Et elle poussa un cri terrible.
- C’est lui, mon Dieu !
- Qui donc ?
- Lui, tu sais bien ?… J’ai senti ses moustaches.
C’était le cadavre de Chaval, remonté du plan incliné, poussé jusqu’à eux par la crue. Étienne allongea le bras, sentit aussi les moustaches, le nez broyé ; et un frisson de répugnance et de peur le secoua. Prise d’une nausée abominable, Catherine avait craché l’eau qui lui restait à la bouche. Elle croyait qu’elle venait de boire du sang, que toute cette eau profonde, devant elle, était maintenant le sang de cet homme
- Attends, bégaya Étienne, je vais le renvoyer.
Il donna un coup de pied au cadavre, qui s’éloigna. Mais, bientôt, ils le sentirent de nouveau qui tapait dans leurs jambes.
- Nom de Dieu ! va-t-en donc !
Et, la troisième fois, Étienne dut le laisser. Quelque courant le ramenait. Chaval ne voulait pas partir, voulait être avec eux, contre eux. Ce fut un affreux compagnon, qui acheva d’empoisonner l’air. Pendant toute cette journée, ils ne burent pas, luttant, aimant mieux mourir ; et, le lendemain seulement, la souffrance les décida : ils écartaient le corps à chaque gorgée, ils buvaient quand même. Ce n’était pas la peine de lui casser la tête, pour qu’il revînt entre lui et elle, entêté dans sa jalousie. Jusqu’au bout, il serait là, même mort, pour les empêcher d’être ensemble.
Encore un jour, et encore un jour. Étienne, à chaque frisson de l’eau, recevait un léger coup de l’homme qu’il avait tué, le simple coudoiement d’un voisin qui rappelait sa présence. Et, toutes les fois, il tressaillait. Continuellement, il le voyait, gonflé, verdi, avec ses moustaches rouges, dans sa face broyée. Puis, il ne se souvenait plus, il ne l’avait pas tué, l’autre nageait et allait le mordre. Catherine, maintenant, était secouée de crises de larmes, longues, interminables, après lesquelles un accablement l’anéantissait. Elle finit par tomber dans un état de somnolence invincible. Il la réveillait, elle bégayait des mots, elle se rendormait tout de suite, sans même soulever les paupières ; et, de crainte qu’elle ne se noyât, il lui avait passé un bras à la taille. C’était lui, maintenant, qui répondait aux camarades. Les coups de rivelaine approchaient, il les entendait derrière son dos. Mais ses forces diminuaient aussi, il avait perdu tout courage à taper. On les savait là, pourquoi se fatiguer encore ? Cela ne l’intéressait plus, qu’on pût venir. Dans l’hébétement de son attente, il en était, pendant des heures, à oublier ce qu’il attendait.
Un soulagement les réconforta un peu. L’eau baissait, le corps de Chaval s’éloigna. Depuis neuf jours, on travaillait à leur délivrance, et ils faisaient, pour la première fois, quelques pas dans la galerie, lorsqu’une épouvantable commotion les jeta sur le sol. Ils se cherchèrent, ils restèrent aux bras l’un de l’autre, fous, ne comprenant pas, croyant que la catastrophe recommençait. Rien ne remuait plus, le bruit des rivelaines avait cessé.
Dans le coin où ils se tenaient assis, côte à côte, Catherine eut un léger rire.
- Il doit faire bon dehors… Viens, sortons d’ici.
Étienne, d’abord, lutta contre cette démence. Mais une contagion ébranlait sa tête plus solide, il perdit la sensation juste du réel. Tous leurs sens se faussaient, surtout ceux de Catherine, agitée de fièvre, tourmentée à présent d’un besoin de paroles et de gestes. Les bourdonnements de ses oreilles étaient devenus des murmures d’eau courante, des chants d’oiseaux ; et elle sentait un violent parfum d’herbes écrasées, et elle voyait clair, de grandes taches jaunes volaient devant ses yeux, si larges, qu’elle se croyait dehors, près du canal, dans les blés, par une journée de beau soleil.
- Hein ? fait-il chaud !… Prends-moi donc, restons ensemble, oh ! toujours, toujours !
Il la serrait, elle se caressait contre lui, longuement, continuant dans un bavardage de fille heureuse :
- Avons-nous été bêtes d’attendre si longtemps ! Tout de suite, j’aurais bien voulu de toi, et tu n’as pas compris, tu as boudé… Puis, tu te rappelles, chez nous, la nuit, quand nous ne dormions pas, le nez en l’air, à nous écouter respirer, avec la grosse envie de nous prendre ?
Il fut gagné par sa gaieté, il plaisanta les souvenirs de leur muette tendresse.
- Tu m’as battu une fois, oui, oui ! des soufflets sur les deux joues !
- C’est que je t’aimais, murmura-t-elle. Vois-tu, je me défendais de songer à toi, je me disais que c’était bien fini ; et, au fond, je savais qu’un jour ou l’autre nous nous mettrions ensemble… Il ne fallait qu’une occasion, quelque chance heureuse, n’est-ce pas ?
Un frisson le glaçait, il voulut secouer ce rêve, puis il répéta lentement :
- Rien n’est jamais fini, il suffit d’un peu de bonheur pour que tout recommence.
- Alors, tu me gardes, c’est le bon coup, cette fois ?
Et, défaillante, elle glissa. Elle était si faible, que sa voix assourdie s’éteignait. Effrayé, il l’avait retenue sur son cœur.
- Tu souffres ?
Elle se redressa, étonnée.
- Non, pas du tout… Pourquoi ?
Mais cette question l’avait éveillée de son rêve. Elle regarda éperdument les ténèbres, elle tordit ses mains, dans une nouvelle crise de sanglots.
- Mon Dieu ! mon Dieu ! qu’il fait noir !
Ce n’étaient plus les blés, ni l’odeur des herbes, ni le chant des alouettes, ni le grand soleil jaune ; c’étaient la mine éboulée, inondée, la nuit puante, l’égouttement funèbre de ce caveau où ils râlaient depuis tant de jours. La perversion de ses sens en augmentait l’horreur maintenant, elle était reprise des superstitions de son enfance, elle vit l’Homme noir, le vieux mineur trépassé qui revenait dans la fosse tordre le cou aux vilaines filles.
- Écoute, as-tu entendu ?
- Non, rien, je n’entends rien.
- Si, l’Homme, tu sais ?… Tiens ! il est là… La terre a lâché tout le sang de la veine, pour se venger de ce qu’on lui a coupé une artère ; et il est là, tu le vois, regarde ! plus noir que la nuit… Oh ! j’ai peur, oh ! j’ai peur !
Elle se tut, grelottante. Puis, à voix très basse, elle continua :
- Non, c’est toujours l’autre.
- Quel autre ?
- Celui qui est avec nous, celui qui n’est plus.
L’image de Chaval la hantait, et elle parlait de lui confusément, elle racontait leur existence de chien, le seul jour où il s’était montré gentil, à Jean-Bart, les autres jours de sottises et de gifles, quand il la tuait de ses caresses, après l’avoir rouée de coups.
- Je te dis qu’il vient, qu’il va nous empêcher encore d’aller ensemble !… Ça le reprend, sa jalousie… Oh ! renvoie-le, oh ! garde-moi, garde-moi tout entière !
D’un élan, elle s’était pendue à lui, elle chercha sa bouche et y colla passionnément la sienne. Les ténèbres s’éclairèrent, elle revit le soleil, elle retrouva un rire calmé d’amoureuse. Lui, frémissant de la sentir ainsi contre sa chair, demie-nue sous la veste et la culotte en lambeaux, l’empoigna, dans un réveil de sa virilité. Et ce fut enfin leur nuit de noces, au fond de cette tombe, sur ce lit de boue, le besoin de ne pas mourir avant d’avoir eu leur bonheur, l’obstiné besoin de vivre, de faire de la vie une dernière fois. Ils s’aimèrent dans le désespoir de tout, dans la mort
Ensuite, il n’y eut plus rien. Étienne était assis par terre, toujours dans le même coin, et il avait Catherine sur les genoux, couchée, immobile. Des heures, des heures s’écoulèrent. Il crut longtemps qu’elle dormait ; puis, il la toucha, elle était très froide, elle était morte. Pourtant, il ne remuait pas, de peur de la réveiller. L’idée qu’il l’avait eue femme le premier, et qu’elle pouvait être grosse, l’attendrissait. D’autres idées, l’envie de partir avec elle, la joie de ce qu’ils feraient tous les deux plus tard, revenaient par moments, mais si vagues, qu’elles semblaient effleurer à peine son front, comme le souffle même du sommeil. Il s’affaiblissait, il ne lui restait que la force d’un petit geste, un lent mouvement de la main, pour s’assurer qu’elle était bien là, ainsi qu’une enfant endormie, dans sa raideur glacée. Tout s’anéantissait, la nuit elle-même avait sombré, il n’était nulle part, hors de l’espace, hors du temps. Quelque chose tapait bien à côté de sa tête, des coups dont la violence se rapprochait ; mais il avait eu d’abord la paresse d’aller répondre, engourdi d’une fatigue immense ; et, à présent, il ne savait plus, il rêvait seulement qu’elle marchait devant lui et qu’il entendait le léger claquement de ses sabots. Deux jours se passèrent, elle n’avait pas remué, il la touchait de son geste machinal, rassuré de la sentir si tranquille.
Étienne ressentit une secousse. Des voix grondaient, des roches roulaient jusqu’à ses pieds. Quand il aperçut une lampe, il pleura. Ses yeux clignotants suivaient la lumière, il ne se lassait pas de la voir, en extase devant ce point rougeâtre qui tachait à peine les ténèbres. Mais des camarades l’emportaient, il les laissa introduire, entre ses dents serrés, des cuillerées de bouillon. Ce fut seulement dans la galerie de Réquillart qu’il reconnut quelqu’un, l’ingénieur Négrel, debout devant lui ; et ces deux hommes qui se méprisaient, l’ouvrier révolté, le chef sceptique, se jetèrent au cou l’un de l’autre, sanglotèrent à grands sanglots, dans le bouleversement profond de toute l’humanité qui était en eux. C’était une tristesse immense, la misère des générations, l’excès de douleur où peut tomber la vie.
Au jour, la Maheude, abattue près de Catherine morte, jeta un cri, puis un autre, puis un autre, de grandes plaintes très longues, incessantes. Plusieurs cadavres étaient déjà remontés et alignés par terre : Chaval que l’on crut assommé sous un éboulement, un galibot et deux haveurs également fracassés, le crâne vide de cervelle, le ventre gonflé d’eau. Des femmes, dans la foule, perdaient la raison, déchiraient leurs jupes, s’égratignaient la face. Lorsqu’on le sortit enfin, après l’avoir habitué aux lampes et nourri un peu, Étienne apparut décharné, les cheveux tout blancs ; et on s’écartait, on frémissait devant ce vieillard. La Maheude s’arrêta de crier, pour le regarder stupidement, de ses grands yeux fixes.

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